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mercredi 3 février 2010

Critique du programme de formation de base en français (secondaire)

Texte laissé en commentaire chez mariotoutdego où s'est discuté (aussi ici), il y a 2 semaines, le livre de Normand Baillargeon, Contre la réforme.

Je n'ai pas fait encore une critique de ce livre que je trouve utile comme ouvroir: il apporte une réflexion sur l'arrière-fond conceptuel de la réforme auquel il oppose une conception libérale de l'éducation qui vise la transmission de savoirs valables. Il montre le creuset conceptuel du socio-contructivisme de la pédagogie de projet qui ne s'embarrasse pas de la transmission des savoirs. Enfin, j'y reviendrais, je lis ce livre en parallèle avec plusieurs autres en ce moment.

L'accueil des pro-réformes à cette critique consiste à dire que la réforme selon Baillargeon n'a jamais existé, si ce n'est au début de la réforme (vous voyez la cohérence?), mais que depuis le Renouveau pédagogique et les programmes du secondaire, on a corrigé le tir des égarements premiers de la réforme. On nous demande de discuter le Programme de formation de l'école québécoise qu'on ne devrait qu'améliorer. Or, comme je me suis attardé à relire ce programme hier, j'ai tenté d'esquisser ce copieux verbiage pour montrer comment ce programme est toujours résolument socio-contructiviste et prescrit une pédagogie de projet à l'enseignant qui doit surtout travailler la conscientisation de démarches d'apprentissage dans un univers conceptuel patenté. Les connaissances de base, dans cet univers, sont ainsi subordonnées aux démarches d'apprentissage dans le cadre prioritaire des projets et ne tiennent lieu que de temps d'arrêts.

Les réformistes, toujours au pouvoir, nous enjoignent d'appliquer ce programme qui fait force de loi. Voilà leur argument massu. C'est assez pitoyable.

Voici donc mon commentaire d'hier:

J'admets être incapable d'appliquer ce programme de formation en français tel que je le lis.

On nous demande, et c'est essentiel, dit-on, de créer des communautés d'apprentissage (c'est le devenir de ma classe) , pour développer des familles de situations, ou combinaison de familles de situations significatives, diversifiées et variées et de façon privilégiée dans les domaines généraux de formation (environnement, santé, et bien-être, environnement et consommation, médias, vivre-ensemble et citoyenneté) en me demandant, bien sûr, quel sera l'apport dans nos démarches des compétences transversales (présentes dans tous les domaines, mais qu'on a du mal à cerner tout de même, si je me fis encore au dernière évaluation de juin dernier!) dont je vous épargne l'énumération des 9 items.

"Pour développer ses compétences en français, l'élève est placé dans des contextes riches où langue française et culture (je ne suis plus juste prof de français, on dirait) sont continuellement sollicitées." (PDF( Programme de formation) p.88.)

Je dois faire tout cela en plus en proposant des tâches diversifiées (aux élèves) et accueillir leurs suggestions. "Ainsi, chaque élève a la possibilité de faire des apprentissages signifiants et de progresser en réalisant des projets à sa mesure." (PDF, p.90)

Et le travail sur la langue? On la subordonne toujours aux contextes signifiants:

" Lorsque des temps d'arrêts (car attachez votre tuque pour le reste!) sont nécessaires pour aborder un nombre limité (limité!) d'éléments bien (bien!) ciblés, l'enseignant propose à l'élève des activités décontextualisées où certains (certains) éléments d'apprentissage sont mis en relief. (...) L'enseignant veille à ce que l'élève perçoive le lien étroit qui existe entre ces activités et les situations contextualisées." PDF (p.92)

Puis on remplit cette page pour bien nous faire croire en l'importance de faire de la grammaire pour le PDF, surtout avec la terminologie de la nouvelle grammaire de 1995 qui est reconduite. "Cela signifie qu'une attention particulière est accordée à la dimension syntaxique et que la langue - abordée allant du texte à la phrase, de la phrase aux groupes de mots, puis de groupes de mots aux mots (expliquez-moi, je ne comprends pas cette logique tordue) - est vue comme un ensemble de systèmes (...). PDF, p.92.

Et moi, je dois "en tout temps (vraiment...)", "pouvoir répondre aux questions de l'élève: «Pourquoi faut-il se documenter? A quoi sert le schéma narratif (Etc.). En tout temps, l'élève doit pouvoir se dire: «Je rédige (...) pour... (avoir la raison, le sens net dans sa tête de ce qu'il fait)». (Remarquez: la dictature du sens obligatoire remplace l'instruction obligatoire!)

"Attentif aux besoins et aux champs d'intérêt des élèves, l'enseignant de français est l'entraineur qui leur propose des situations stimulantes et exigeantes". De plus, je suis ou doit être ou doit essayer d'être ou faire semblant si je n'y arrive pas, tout en restant crédible (j'anticipe...):

Expert: qui cible les apprentissages à faire;

Guide: pour faire les liens avec le primaire et aider le pichou à systématiser ses nouvelles connaissances;

Médiateur: vers l'autonomie, vers la conscience des démarches et un regard critique sur elles;

Un passeur (oui, oui, Siddharta?) culturel qui fait découvrir des œuvres, fait vivre des expériences culturelles et reconnaître l'apport de la culture dans la vie du jeune;

Un modèle linguistique et culturel (plait-il?) crédible (on doit me cru!)

Animateur: pour favoriser le partage d'idée et le travail coopératif dans une classe devenue communauté d'apprentissage dont je suis (une chance) le membre influent (la tête? j'ai un peu le tournis). PDF, p.93.

Ah oui, je suis souteneur d'apprentissage aussi: je questionne, j'observe, je demande au jeune d'expliquer ses démarches x 100 élèves ou 120...

Je commente en précisant ce qui peut être amélioré (finie la correction, youppi!)

Je guide l'élève pour son portfolio et son répertoire diversifié d'œuvres littéraires (qu'ils ne perdront pas, c'est sûr) x 120 ou 90-100.

Je lui demande des autoévaluations pour voir si mes évaluations sont raisonnables (je blague, mais ça ressemble à cela). Je discute avec lui pour l'encourager à réfléchir ses démarches x 90-100 ou 120-130.

Et enfin, j'évalue les compétences... ( PDF, p.93)

J'ai mon diplôme obtenu avec de très bons résultats, j'aurais même celui de psychologie pour comprendre la psycho cognitive, mais franchement à suivre le niveau cognitif dans lequel je dois travailler avec les élèves, je vais devoir conscientiser pas mal de processus qui m'apparaissent une dictature de la manière de travailler tout, en conscience tout le temps. Moi, je devrais connaître tout et trouver le temps de discuter avec tous de démarches.

Ce programme est résolument toujours socio-constructiviste axé prioritairement sur la pédagogie de projet et subordonne les connaissances à des expériences significatives que l'on comprend prioritaires pour garder la motivation des élèves.

Franchement, cette pédagogie n'a pas été démontrée applicable. On n'a pas plus montré à quel résultat, elle mène et, franchement, je ne l'applique pas. J'attends qu'on me demande un travail raisonnable à hauteur des élèves pour attendre des objectifs raisonnables. En attendant, je fais lire et comprendre, je fais écrire, réagir et j'enseigne le fonctionnement de la langue. Et parce que j'y suis bien obligé, j'évalue des oraux, bien qu'on ne m'ait jamais formé comme expert en la matière.

Je ne crois pas qu'un portfolio ni un répertoire de machins culturelles fera de meilleurs êtres humains de nos jeunes. Pourquoi aller dans ces niveaux d'exigences irréalistes? Je me demande toujours où est la tête des concepteurs de programme. On pourrait avoir des surprises!

L'école n'est pas les scouts du vendredi soir où l'on a 3 animateurs pour 12 jeunes... A 30-35 jeunes de calibres fort différents par communauté d'apprentissage (classe), ces objectifs irréalistes ne peuvent être atteints dans le cadre de l'enseignement de masse. On ne peut demander à des humains raisonnables de tenir longtemps dans ce genre de leurre en plus inefficace selon la plupart des indicateurs d'évaluations depuis presque 50 ans maintenant.

Voilà donc pourquoi je crois que Baillargeon a de bonnes raisons de nous alarmer sur les défauts conceptuels majeurs de cette réforme et sur ces monstrueux programmes.

Il faut se mobiliser pour changer ces programmes qui visent un niveau maîtrise que même des adultes auraient du mal à suivre, que je ne prétends pas avoir à titre d'enseignants de français formés et que je mets au défi quiconque d'attendre un jour.

Pourtant, j'en connais un vaste bout sur le domaine!

Bref, je résiste comme tant d'autres... et souhaite rien de moins qu'on jette le programme pour en rebâtir un sensé qui visent l'atteinte de comportements précis et justifiables d'un niveau digne d'un enseignement de base, pas d'une maîtrise en études françaises.

Quant au décrochage, j'ai une amie Roumaine ici, qui dit que personne ne décroche dans son pays et, vous savez quoi, il n'y avait pas de pédagogie de projet, pas de stratégie whole langage et tout le monde savait lire et écrire sans faute. On apprenait la grammaire à l'ancienne. On valorisait les études et le travail. On voulait sa place aux études. On devait travailler, on ne devait pas savoir toujours à quoi cela servait... Elle ne regrette pas son éducation, même si elle aurait aimé des fois plus de liberté...

Ah oui, j'ai oublié dans cet exposé de préciser que je devais aussi à titre d'enseignant de français aussi voir à l'apport des compétences disciplinaires des autres matières dans mes projets avec les élèves et me tenir à l'affût et disponible pour supporter toute activité dans l'école qui demanderait les compétences disciplinaires du français pour les travailler dans le cadre de ma communauté d'apprentissage (classe):le journal de l'école, les publicités, les recherches dans d'autres cours, etc.

Je ne sais pas si les non-enseignants voient dans quelle mesure tout cela est proprement inapplicable et ingérable dans le cadre des groupes nombreux que nous avons et si l'on conçoit aussi l'impossibilité, dans un tel contexte, de travailler efficacement la maîtrise de la langue qui a besoin de beaucoup d'exercices et d'y revenir pendant des années régulièrement.

Il y a lieu, à mon sens, de s'interroger sur la pertinence d'appliquer sur une large échelle un tel programme à une jeunesse qui n'a pas encore assez de maturité pour aborder avec une telle acuité la «conscientisation» des processus cognitifs sollicités par des situations complexes d'apprentissages.


Toute la recherche sérieuse faite aux États-Unis des 50 dernières années a démontré que l'école alternative (qui est assez à l'image de cette réforme) à petite comme à grande échelle obtient un rendement bien en deçà de, même, l'enseignement traditionnel. Avec de telles orientations, comment même penser un jour atteindre un niveau de maîtrise de la langue pour l'ensemble qui soit respectable?

5 commentaires:

Armand a dit…

Cher Professeur,
Je suis heureux d'avoir appris un nouveau mot (pas trouvé au Littré ni même au TLF, bien que mon alphabet se perde dans les méandres de mon Alzheimer): "EXERCISATION".
En effet, là où je me serais contenté du mot "exercice", tu as enrichi mon vocabulaire de ce mot précieux, probablement issu du langage châtié de tes meilleurs élèves!
Blague à part, je me demande comment tu fais pour garder ton sérieux et ta culture quand tu es entouré de personnes mélangeant notre langue avec l'anglais (et autres patois).
Qui disait qu'il ne fallait pas changer une équipe qui gagnait? Autrement dit, je suis trop vieux pour m'adapter à la modernité...
Amitiés

Le professeur masqué a dit…

Quand on procède de la phrase pour aller au mot, on mêle les élèves plus qu'autre chose. On parle de Groupe nominal sujet, de groupe verbal, de groupe facultatif complément de phrase. Du charabia! Les élèves, à moins déjà d'avoir une solide base d'analyse des mots, ne s'y retrouvent pas!

Jonathan Livingston a dit…

Armand,

Merci de me rappeler à l'ordre. Disons que le mot «exercisation» s'emploie par ici dans les milieux d'éducation pour parler, je m'avance un peu, de période d'exercices mais, comme vous nous le rappelez, le mot n'est dans aucun dictionnaire usuel.

Serait-il un mot appartenant au vocabulaire technique de l'éducation? Je n'ai pas trouvé de confirmation sur le web.

Le Québécois a le néologisme facile et je dois dire que je suis fort contaminé! Pour vivre avec une Française que je contamine évidemment, je sais que la surveillance par tous du langage est constante dans bien des milieux en France.

Nous avons notre saveur, que voulez-vous!

Euf, pour le sérieux et la culture, disons que, pour moi, elle s'acquiert (la culture) par d'abord la curiosité. Quant à un niveau de correction de langue sans tâche, il est assez difficile de rester un prof de français au langage impeccable par ici. Bon, je ne crois pas que beaucoup de profs de français du Québec pourraient faire le même métier en France. Personnellement, je ne m'y sentirais pas à mon aise.

Nous parlons la langue québécoise par ici avec pour référence le français international ou standard. La plupart des québécois ne voient pas l'influence des anglicismes omniprésents dans notre «parler».

Jonathan Livingston a dit…

Salut Le professeur masqué,

Je sais, encore une innovation lancée dans la mêlée avec plein de beaux arguments et qui, dans la pratique, se révèle franchement improductive sans que jamais personne ne remette en question cette conception de la grammaire.

Nouvelle n'est pas synonyme de bonne.

On n'a jamais pensé aller tester la méthode avant de nous l'imposer, comme dans le cas de cette réforme. C'est pour moi la grosse bévue du siècle en enseignement des langues...

Après 15 ans, elle commence à presque faire miraculeuse vieille Lada à aller foutre à la «scrap»!

Le professeur masqué a dit…

Il y a une constante en éducation: chaque 15 ans, on scrappe tout pour réinventer la roue. On est rendu à 12 ans de la réforme...