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lundi 15 mars 2010

Autres pistes de compréhension des égarements de la réforme: pour gérer la charge cognitive des apprentissages

Françoise Appy me laisse en commentaire cette traduction de cet intéressant article de Sweller, un chercheur australien en cognition humaine pertinente à l'enseignement.

Sweller rapporte la distinction théorique fort éclairante de David C. Geary entre des apprentissages naturels et des apprentissages culturels (scolaires). Je me permets cette simplification des termes. En fait, on parle de la «distinction entre les connaissances biologiquement primaires, acquises au fil de notre évolution, et les connaissances biologiquement secondaires, culturellement importantes, transmises par les instances éducatives et que notre évolution ne nous a pas permis d’acquérir par des formes modulaires,  [qui ] est essentielle pour l’édifice pédagogique.»

Le manque de distinction entre ces deux types d'apprentissage auraient permis de nous faire adhérer à l'idée que les processus entre les apprentissages naturels (langues orales, marche, etc.) qui ne requièrent que peu d'aide et procèdent de processus assez inconscients sont les mêmes pour les apprentissages scolaires. Nos stratégies éducatives inefficaces avec certains élèves seraient dues au manque de naturel des stratégies scolaires. D'où l'insistance pour mettre l'élève dans une certaine liberté face aux apprentissages scolaires (socio-constructivisme). Or, c'est une grande erreur que, partout, l'observation courante dément. Les apprentissages culturels, qui s'acquièrent par l'effort conscient, demandent assistance et motivations externes. L'élève doit être appuyé et orienté puisque la stratégie d'essai et erreur des apprentissages naturels est insuffisante pour lui permettre de trouver le comportement adéquat ou de faire l'apprentissage. Il importerait donc de bien structurer nos enseignements en tenant compte des enjeux de mémorisation solide de contenus ou procédures antérieurs qui permettent de diminuer la charge cognitive des apprentissages de niveaux cognitifs supérieurs. Bien intégrer et automatiser des connaissances grammaticales antérieures permet leur gestion en situation d'écriture par exemple. La mémoire de travail limité de l'humain, qui est  fortement sollicitée dans les apprentissages culturels, a fait développer chez plusieurs chercheurs cette notion importante, d'une certaine évidence et fort éclairante de charge cognitive des apprentissages.

On réfléchit également dans ce texte sur le «par coeur» versus la «compréhension» qui ne mobiliserait pas de mémorisation. Or, on nous rappelle que même une «compréhension» doit être mémorisée pour être réutiliser plus tard. La différence tient au fait que la mémorisation de «compréhensions», faites de nombreuses notions interreliées, sollicite une plus grande charge cognitive et que plusieurs élèves se contentent de bêtement mémoriser par cœur, souvent parce qu'ils n'ont pas saisi la compréhension ou parce qu'ils peinent à gérer la charge cognitive de cet apprentissage. Enfin, dans le contexte des permissivités comportementales qu'on a renoncé à limiter, comment même en compréhension faire persister les apprentissages scolaires sans une bonne dose d'exposition et d'exercices attentifs de la matière à assimiler patiente construction guidée des savoirs. En fin de compte, en apprentissage culturel, on ne peut se passer du B-A-BA de la mémorisation, qui doit être stimulé par des stratégies propices essentiellement répétitives, entraînés et organisés. Il faut donc revoir le désaveu courant et englobant toute démarche de consolidation active du «par cœur» des tenants de la réforme.

A partir de cette notion de charge cognitive, on pourrait ramener les pendules à l'heure un peu. A mon sens, certaines personnes, pour toute sorte de raisons, biologiques ou culturelles (manque de préalables solides), ne peuvent envisager certains apprentissages fautes d'avoir, ou la capacité de gérer de grandes charges cognitives, ou les pré-requis nécessaires pour rendre son intégration ou apprentissage possible. Je peux témoigner de l'observation d'élèves fortement handicapés face à des apprentissages chargés cognitivement. Certains semblent incapables de se mesurer à certains apprentissages peu importe la vigueur des préalables. Le secondaire réussi pour tous est-il franchement un objectif réaliste? Ceci remet l'intégration et aussi le non redoublement en perspective, il me semble. Enfin, comment gérer, s'il faut s'en préoccuper en enseignement, ces différentes capacité de gérer des charges cognitives dans des classes hétérogènes? En laissant trop de jeunes dans un cheminement adapté ou différencié du curriculum commun en classe ordinaire sans issus n'économise-t-on pas sur leurs dos l'obligation sociale de développer pour eux des solutions d'intégration adaptées à leurs capacités? Franchement, ce déni de réalités pourtant mesurables depuis longtemps est une attitude irresponsable qui brise encore des vies en plus d'alourdir le système de classes devenues inefficaces à force de vouloir tout faire dans l'illusion de la différenciation ésotérique.

Enfin, je me demande à la lumière de ces vues si cette école fortement tournée vers l'acquisition de gestion mentale à très bas âge des apprentissages dans l'apprendre à apprendre n'est pas un manque de considération évident des limites de la charge cognitive que peuvent gérer des enfants. Cette systématique du complexe vers le simple est contraire à la dynamique propre aux apprentissages culturels. Il faut sortir des confusions avec les apprentissages naturels où, à cause d'une certaine hérédité biologique «préformante», on peut aborder comme enfant des tâches très complexes comme l'acquisition de la langue orale maternelle. N'oublions pas que certains animaux marchent en naissant.

Trop d'évidences d'expériences soit-disant réussies en éducation ne reposent-elles enfin sur des classes d'élèves sélectionnés, pour ne pas dire brillants, avec de très bonnes capacités de gérer mentalement des tâches aux charges cognitives lourdes? Ces biais de sélection des sujets ne nous permettent pas franchement, il me semble, de pouvoir généraliser la conclusion de ces recherches essentiellement descriptives à l'ensemble du réseau.

Mais bon, reconnaître une certaine évidence en en chiffrant les conséquences peut rendre aveugle  toute une classe de décideurs ou de vendus au système, oui oui, vendus au système ou à des intérêts corporatifs. Évidemment, clairement, je crois que l'école des années 80, avec son organisations issu d'une logique traditionnelle des apprentissages culturels,  avaient mis en place un système déjà intuitivement sur une meilleure voie qu'on s'est malheureusement acharné à déconstruire pour le profit des économies au nom de confusions malencontreuses.

En terminant, cette distinction pourrait aussi nous éclairer dans d'autres sens: certains apprentissages auraient peut-être plus à voir avec les processus naturels, et les enfermer donc dans la systémique scolaire des apprentissages scolaires serait alors tout à fait improductif... J'ai l'impression que l'expression corporel et artistique dans bien de leurs volets ont peu à gagner de stratégies propres aux apprentissages culturels.

3 commentaires:

Françoise Appy a dit…

Oui, je pense que les travaux de Sweller sur la charge cognitive méritent d’être largement connus et merci d'y contribuer sur ce fil.

Juste une remarque par rapport à l’idée selon laquelle tout ce qui est artistique relèverait des apprentissages naturels, réputés moins systématiques. Cela renvoie à l’idée de créativité et d’expression personnelle. Si l’on y regarde de plus près, la créativité, sur un plan cognitif, ne sort pas du néant. Au contraire, elle s’appuie sur un grand stock d’informations détenues en mémoire à long terme et sur une pratique intensive. Les grands danseurs, comme les peintres ou les musiciens ont dû travailler très dur, répéter un nombre incalculable de fois avant de pouvoir donner cours à une expression personnelle, mais néanmoins nourrie de leurs apprentissages. C’est une idée fausse de considérer que les plus grands génies tant artistiques que scientifiques ont des aptitudes innées qui se suffisent à elles-mêmes et se développent naturellement, comme on apprend à marcher, sans s’en rendre compte. On ne dit jamais assez tout le travail qui se cache derrière les grandes œuvres ou grandes découvertes de notre temps, comme du temps passé.

Une question est donc : quel enseignement artistique donner à l’école, en primaire par exemple ? Peut-on se contenter de demander aux élèves de s’exprimer, s’ils doivent d’abord construire tout seuls (plus ou moins efficacement)les éléments nécessaires à cette expression ? Et pourquoi ne pas leur donner directement ces éléments en préalable à une expression personnelle ?

Jonathan Livingston a dit…

Je n'avais pas réfléchi franchement à ce que j'ai avancé! Merci pour ces éclairages.

Jonathan Livingston a dit…
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