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vendredi 23 juillet 2010

Harmoniques maritimes et équilibres subtils

Le catamaran Hobie Cat 16 a la particularité de se pratiquer normalement à deux même si un barreur expérimenté peut le manier seul et, ces jours-ci, j'ai même la chance d'observer la poésie d'un jeune navigateur qui fait s'envoler le sien sur un patin. Il y a une féérie dans la manœuvre tout en lenteur suspendue, une image fascinante des équilibres fragiles.  Je le vois souvent à la limite du point de rupture se contorsionner adroitement pour éviter le «désalage». Avant-hier seul cependant sur son embarcation, il a été pris en défaut deux fois, mais bon le spectacle est assez admirable.

Bref, qui dit deux, dit équipe de deux. Conséquemment, il faut souvent dans le cadre d'un cours faire connaissance et vu qu'on passe de longues heures sur les eaux, on a le temps un peu de faire la conversation. On ne choisit pas vraiment son coéquipier. Et franchement ce ménage forcée n'est pas toujours évident, mais ces expériences de rencontres, parfois de percussions, sont souvent aussi intéressantes.

Si la semaine dernière les participants avaient un certain âge, cette semaine je suis littéralement plongé dans la phénoménologie de l'adolescence. Et celle d'outremer a des allures tout à fait similaires à celle du Québec. Enfin, celui qui a été mon premier coéquipier, disons A, était un prototype du jeune qui se veut «dans le vent». A pousser mes voiles dans ma quarantaine souvent dans des eaux un peu éloignées des grandes voies naviguées, il m'arrive d'oublier des détails de cette jeunesse branchée même si je l'ai côtoyée souvent dans le cadre de mon job. Dans ma vie, je ne suis pas nécessairement très attiré par les fascinations adolescentes pour la culture pop qui a un air de déjà vu.

Aussi, je ne suis retrouvé dans l'interaction avec un adolescent qui essayait de m'impressionner avec le fait qu'il va à Saint-Tropez voir des vedettes qu'on peut apercevoir sur les plages au milieu du commun. Il faut dire qu'il cherche à faire le lien avec moi, j'imagine pour se sentir en confiance, pour pouvoir s'exprimer en toute confiance pour voir si je fais parti de sa gang! Mais j'ai senti aussi une certaine tentative d'emprise dans cet examen!

Ce n'est pas nécessairement simple.  D'abord, au départ, je suis Canadien. Parce qu'il faut savoir, que pour la plupart des Français, on en a rien à cirer des distinctions d'identité d'Outremer. Pour eux, la fascination va au continent américain d'abord, pour les espaces sauvages évidemment, pour la grandeur des Amerloques officiellement méprisés, secrètement vénérés, on le sent.

Saint-Tropez serait même une occasion pour moi, selon le dit ado, puisque d'ici on en voit même la pointe et un bateau nous y mène pour la journée. Bref, il m'a épluché le chapelet des vedettes qu'il y avait vu récemment. Je l'ai écouté me rappelant que pour l'adolescent, les vedettes ont un degré de magnitude spectaculaire. En vieillissant, on leur rend des cultes franchement plus fugaces  quand ils ne sont pas tout bonnement évaporés et on s'amuse du sentiment d'irréalité quand on croise une de ces personnalités publiques comme d'un petit événement rare qui nous fait réaliser que la télé est faite par des êtres réels et bien en chair. Leurs présences régulières dans l'intimité de nos salons  nous donnent l'illusion de les connaître.

Je ne suis fait aussi demander quel genre de musique j'écoutais et je dois dire que je n'ai pas eu la réponse la plus engageante qui soit, mais celle assez honnête qui me coupe probablement d'une très grande frange de l'humanité: « En ce moment dans ma vie, la musique que je préfère est franchement le silence». Je lui ai expliqué que j'avais 42 ans, ce qui ne se voit pas toujours avec ma chevelure de «poteux» qui ne fument pourtant pas de ces mauvaises herbes. Je ne lui ai pas expliqué qu'en vieillissant on a moins d'énergie ou qu'on récupère plus lentement pour trouver la surexcitation, le multitâche aussi attrayant. On gère un peu plus le goulot des entrées de stimuli et on choisit davantage nos activités en fonction de nos vrais goûts. La musique a pris beaucoup moins de place dans ma vie depuis une bonne dizaine d'années, tout bonnement, comme ça.

J'ai aimé dans ma jeunesse religieusement certains groupes... Mais honnêtement, j'avais du mal à me rebrancher sur ces vieilles passions oubliées d'un autre temps. J'ai réussi à lui parler de  mon intérêt lointain pour la musique des Doors, lui indiquant le fait qu'on avait connu au début des années 90 une certaine mode, bien que je les avais connus quelques années plus tôt avec des amis de l'époque. J'ai dit qu'il devait sûrement les connaître, puisqu'on a eu récemment une certaine médiatisation récente de ce groupe culte des années 60-70. J'ai parlé des cycles de modes. La réverbération actuelle des années 80 dans la pop d'aujourd'hui correspondait en gros à l'ambiance musicale que j'avais connue. Dans mon temps, la fin des années 60 réverbéraient dans notre époque, c'était le rétro d'une autre époque. Les jeunes ne se doutent pas vraiment de la réalité de ces cycles. Il était surpris. Ondes culturelles, vagues sociétaires, spirales évolutives, je ne sais trop.

Il a eu l'air un peu dérouté par ces considérations j'imagine «extraterrestres», mais rapidement, toujours sur sa lancée, il s'est mis à me réciter des groupes qu'il aimait pour savoir si je les connaissais. J'en connaissais quelques-uns, de noms surtout. Je lui ai parlé de mon goût pour les vieux de la chanson française, pour certains hurluberlus de la langue chantée de chez nous qu'il ne connaissait pas que j'ai aimé et même de certains de chez lui dont leur Renaud. Mais je les écoutais fort rarement, en ce moment, j'écoutais surtout la musique qui passait à la radio sur la radio locale où j'habitais, où les tubes sont dans une langue amérindienne peu connue du reste de la planète au milieu de grands succès pop planétaires que je reconnais souvent. En fait, je me suis débarrassé de ma discographie dans les dernières années. Je ne les écoutais pratiquement jamais de toute façon et j'apprécie avoir peu de choses en vieillissant. Les déménagements sont plus simples. Je ne télécharge même pas. Le goût d'entendre une musique passe comme autre chose... J'ai bien de la musique sur mon portable (finalement, j'en ai encore quand j'y pense), mais il est très rare que je veuille me créer des ambiances musicales maintenant. Je n'ai jamais eu de combativité pour les guerres d'atmosphère musicale en party quand plusieurs se disputent la chaîne pour passer sa musique.

Franchement, la conversation, forcée, était difficile parce que parfois les mémoires du passé à force de non utilisation prolongée se recouvre d'un voile, il faut dire que je faisais mon effort, au fond je m'en tape maintenant de me sentir quelqu'un parce que je m'identifierais à un genre musical. Ce n'est que dans la soirée que je me suis rappelé que j'ai eu un temps tous les albums de Pink Floyd (je n'en ai pratiquement plus un seul, un, je crois, gardé en mémoire dans le Gigamachin). J'avais tout cet effort de reprise de contact avec ce passé en plus de devoir tenir ma barre et garder une attention à la navigation sur ces eaux achalandées...

Dans le sillage de réflexions que cette conversation, qui m'a mis en contact avec l'étrangeté, hier, je me rendais compte que la musique venait parfois et je me l'écoutais dans la tête sans aucun support réel. Seule la mémoire réanime, parfois avec des détails surprenants l'allure de la musique...  Le dernier album que j'ai acheté m'a fait me rendre compte que l'obsession musicale m'intéressait beaucoup moins qu'autrefois. Vous savez celle qui pousse à surutiliser la fonction «replay» ou «repeat». Il y a quelque chose qui est de l'ordre de l'ensorcellement dans ce processus et manifestement j'aime probablement m'occuper mieux à autre chose. J'aime lire, écrire,  bricoler, explorer des trucs ou simplement réfléchir et ses actes de concentration supposent un calme pour être efficace. J'aime bien l'efficacité aussi! Pour me calmer, je préfère aller marcher, partir me balader en nature, faire du sport, ou simplement faire la sieste! Et la musique, avec une guitare à l'occasion, je me la fais moi-même souvent. Il n'est pas rare que j'entonne une improvisation farfelue avec l'amie quand je me sens gai!

En somme, j'ai été surpris par tout ce que m'a fait remonté cette petite conversation. Manifestement, je ne vis plus dans le monde de cet adolescent même si nous vivons dans ce même réel international nivelant dans un gros décalage horaire cependant, celui des générations. Le décalage vient aussi d'ailleurs, d'écart des micro-cultures que chacun explore au gré de sa vie. Mon jeune qui a fait un stage à la City de Londres veut devenir «trader», moi je lis tout le mal que ce système sans limites depuis 1999, parasitaire des économies mondiales, a fait. La mise en rapport de ces deux perspectives a quelque chose de choquante!

La rencontre de deux mondes n'est pour cette raison pas toujours évidente. Les perspectives sont parfois bien opposées ou difficilement conciliables, ce n'est pas évident de trouver l'harmonique souhaitable pour la navigation en duo. D'ailleurs, ce babillage coupe de la magie féérique de la voile. On tient en main des «écoutes» (cordage), celle de la voile et celle du «foc» (et non phoque, si ma source est bonne!).

Je me prends à faire le parallèle avec l'enseignement et l'apprentissage. Je me vois souvent en classe pris avec ces mêmes décalages avec la gang de pop qui prend toujours beaucoup de place avec laquelle il faut trouver un compromis, trouver l'harmonique pour mener doucement l'équipage à l'«écoute». J'ai remarqué que certains profs n'avaient pas trop de mal à mettre beaucoup de temps à se garder à jour dans différents domaines qui touchaient les jeunes dont celui de la musique. J'ai comme ça un ancien collègue qui passait même des albums à ses élèves.Je me demande souvent si je dois me «forcer» à me tenir dans les préoccupations communes pour avoir un certain partage de banalités à faire. Je dois dire que je fais un peu le minimum en ce sens. J'y vais avec les jeunes que j'ai en face de moi. Et avec le temps, les ponts de toute façon se tissent souvent de manière fort inattendue.

Évidemment, on pourrait me le reprocher avec cette prescription de se mettre au diapason de la jeunesse pour les accompagner dans leurs processus. Mais au fond, le diapason se trouve dans la passerelle entre deux mondes. C'est une équation parfois ardue à trouver. En même temps, je me souviens de ces adultes mystérieux de mon enfance qui montraient des facettes et des singularités particulières. Je me souviens aussi que leur présence a nourri bien des curiosités par la suite...

Enfin, la jeunesse n'est pas uniforme. Ce n'est pas une masse homogène. C'est tout le monde en miniature et en légèrement immature. Et forcément, il est rare qu'on puisse s'entendre avec tout le monde. Bon, avec A, il y avait bien d'autres problèmes. Au gréement des bateaux, il ne s'impliquait pas trop (une fois, il est même aller gréer le bateau du voisin!), n'a pas la capacité de travailler en équipe, il affiche un nonchalance assez détestable, a les mains plein de pouces en plus. Il me laisse tout prendre la charge du bateau. Avec lui, j'ai forcé plusieurs fois comme un démené. Hier encore, je l'observais un moment, j'avais fini mon gréement avec un nouveau partenaire: il a l'art de prendre son bout de manière à compliquer l'effort de l'autre, ça tient presque du don.

Parce que je suis un novice, je lui laissais souvent prendre la gouverne, mais il est assez gauche. En plus, il est Parisien et a le jugement facile. J'ai dû lui dire assez clairement de se calmer un moment donné à son troisième «On est nulles» (le «on» ici incluait l'autre personne qui prenait place dans l'embarcation!) alors qu'il barrait dans une petite course amicale, que je pouvais me passer de ses jugements. D'ailleurs, pour gagner, il s'embourbait lui-même dans les risques qu'il prenait. Moi, j'étais là pour apprendre, pas pour prendre dans la gueule sa mauvaise humeur.

Bref, après mon coup de gueule, j'ai eu la paix un peu. Bon, disons qu'il a voulu changer d'équipe et ça a été la plus heureuse de ses initiatives. Hier, j'ai fait équipe avec S qu'on m'a présenté comme un timide. S sait travailler en équipe, sait observer et aider, presque sans un mot on a gréé dans une harmonie d'actions efficaces. On a bavardé à peine, surtout blagué avec nos déboires, il connait plutôt bien le catamaran, sans dire un mot ou avec beaucoup d'économie, il m'en partage les subtilités bien davantage que l'autre numéro à la mode. Dans cette symphonie de caractères, on a su écouter le vent et, franchement, on a filé avec lui sans s'énerver cette fois pour toucher le fil d'arrivée les premiers!

Comme quoi la musique n'est pas toujours là où elle fait le plus de bruit!


2 commentaires:

L'engagé a dit…

Votre texte m'a donné envie de vous faire écouter «Mille querelles» de mon amie Élise.

La musicalité de sa poésie est frappante (ou la poésie de sa musique), je lui ai fait lire Verlaine et elle a beaucoup mieux que moi assimilée ses leçons de poésie.

Il y a une naïveté, une candeur qui vous plaira je l'espère.
http://www.myspace.com/elietpapillon

Attendez un peu que la page se charge et faite jouer ce titre :
Mille querelles

Jonathan Livingston a dit…

Merci pour ce petit cadeau sur musique de Papillon! J'ai bien aimé ce morceau de musique et cette poésie qui ont évoqué plutôt mille querelles d'un lointain hier! Que celui anodin de ma rencontre avec A, pas si anodin peut-être puisqu'il a un prénom très significatif dans ma vie, celui d'un fils du même âge!

Elles sont toujours présentes dans le ciel, quand j'évapore les nuages, les querelles d'hier, évidemment... Il y a des histoires qui marquent une vie. J'ai peut-être aboli la bande son d'un grand épisode!

Il y a souvent dans le voyageur, j'en croise d'autres, quelqu'un qui choisit l'exil, pour ne pas succomber à l'ensorcellement du «repeat» de la chaîne stéréo! Mais la vie, étrange, réverbère, dans mille détails dignes d'un roman bien ficelé d'ondes polysémiques - j'allais le découvrir bien après mon passage en études littéraires - nos mille querelles d'hier!

Ce qui ne m'empêche pas, au croisement du Mistral et de la Tramontane, qui se chicanent dans des bourrasques surprenantes, de tenter de faire le contrepoids aux vents, en trapèze dans un équilibre cata-marrant, suspendu au-dessus de l'écume des jours, l'écoute du foc bien en main!