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jeudi 23 août 2012

La franchise

Voilà deux soirs que je discute tard avec un collègue qui s'intègre à l'équipe. Il enseignera du français cette année à plusieurs de nos élèves à qui on a prévu un cheminement individualisé. Je lui donne un peu les tuyaux, des balises, le cadre, des repères, le sens que je fais avec l'enseignement que je donne en français. Je lui résume en gros les structures de texte, la façon de travailler cette matière de nos jours, etc. Il vient des maths, et avant de l'ingénierie. Il a un regard très méticuleux et rigoureux des choses. Il avait fait ses devoirs durant l'été, il s'était un peu préparé avec ce qui se trouve sur internet. Dans ce milieu, où l'on est souvent  seul  spécialiste de sa matière, c'est bien d'avoir un collègue avec qui parler. Je lui parle des stratégies utiles pour travailler la variable élève vers sa réussite. Même si je n'ai pas connu un gros succès l'an dernier de ce côté, j'en connais un bout sur ce chapitre.

Je lui parle donc aussi de l'historique récent de l'école, de l'équipe qui, l'an dernier, a osé recaler une majorité d'élèves dans tous les niveaux pour casser une dynamique rendant l'apprentissage impossible. Ceux qui n'ont pas travaillé raisonnablement ni présenté aux évaluations un minimum décent d'acquisitions ont été recalés, et plusieurs, puisque nous avons revendiqué et obtenu des services,  relocalisés dans des programmes spéciaux. Au lieu d'appliquer des pratiques quasi-criminelles, à mon sens, de donner des notes-bonbons à des élèves qui ne foutent rien pour apprendre et qui passent le plus clair de leur temps à trouver la façon d'intimider les profs pour leur faire abandonner la position de maître, nous avons fait du coude à coude d'équipe et les jeunes ont vécu une conséquence annoncée de leur manque de responsabilisation dans leur apprentissage. On a ainsi créé de l'emploi! Et, on touche du bois, il n'y a pas eu de mises à prix de nos têtes dans la communauté, même pas une plainte!

Au bout de 2 jours, le collègue s'est mis à me féliciter pour le courage de ma franchise. Arrivé depuis quelques années dans le milieu de l'enseignement et au pays, il avait plutôt constaté une sorte ... (il a eu du mal à le dire ou à oser le formuler car il est émigrant) d'hypocrisie dans les milieux de l'enseignement. Certains profs se suicident, m'a-t-il même dit à cause de cette réalité. Je n'avais pas grand chose à dire, sinon que de reconnaître la chose et et d'expliquer simplement que je venais d'un certain milieu ouvrier où cette valeur est ou était souvent partagée et que oui, c'est une valeur que je cultive, car elle est la seule qui permet d'évoluer. C'est elle qui me fait me lever le matin et aller exercer mon métier. Sans vérité, sans affronter les problèmes, sans ouvrir honnêtement la discussion, sans gagner l'équipe dans une certaine confiance, comment peut-on sortir de l'infernal chacun-pour-soi qui fait que des profs dépassés abandonnent leur position de maître pour éviter le jugement des autres ou le burn-out? Pour enseigner avec intégrité dans sa classe, il faut souvent s'assurer que le contexte va au moins en partie dans le même sens. Il faut donner de l'énergie à cette dynamique et oser ouvrir le jeu. L'an dernier, nous avons rallié une équipe au sens et à l'importance de la vérité.

Et pour les jeunes, bien, le passage peut être difficile, mais nous leur donnons l'occasion d'un réveil, car donner 80% à des jeunes qui ne travaillent pas (surtout dans des matières de base) et ne sont manifestement pas de niveau, dans mon esprit, est pratiquement un crime. Car, on peut être sûr qu'ils vont continuer de ne rien faire.

Je me rappelle l'an dernier cette discussion avec le concierge avec qui je partageais un peu ma réalité. Il m'avait demandé si je n'étais pas mal à l'aise de voir ainsi mes élèves échouer en si grand nombre. «Non, lui avais-je répondu, car je connais mes capacités, je n'ai plus grand chose à prouver de ce côté, mais que l'apprentissage a aussi  besoin de la responsabilisation et du travail de l'élève. Une année ne suffit pas toujours à changer les choses.» Une chose est sûre, je ne serais pas revenu continuer de voir la majorité de mes élèves ne rien faire... 

D'ailleurs, signe encourageant, un jeune, au milieu de la troupe que j'ai rencontrée en allant faire l'épicerie, a déclaré qu'il allait travailler cette année. Le pari difficile est peut-être enfin en partie gagné.

Terminant ce texte avec peine, car je n'écris plus assez ces derniers temps, je me dis qu'il est quand même incroyable de parler du métier de cette façon.