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samedi 16 mai 2015

«Perroquetisme»

Sur son blogue, le 2 févier dernier, Normand Baillargeon publiait une traduction d'un texte d'un certain professeur Feynman qui s'étonnait du fait que des jeunes Brésiliens qui avaient toutes les connaissances voulues pour répondre à une question pratique sur le phénomène de lumière polarisée en physique ne pouvaient appliquer cette connaissance à une situation pratique qui semblait pour le savant professeur d'une évidence certaine.

Bon, j'avais manqué ce texte. Dans la suite des commentaires, personne ne soulève ici encore une fois (il est de ces fatalités modernes) une réalité de l'apprentissage. Sans cette mémorisation préalable, les jeunes, à ce moment précis où on les confronte à la réalité et à la possibilité d'appliquer leurs connaissances en physique, auraient-ils fait ces liens et acquis la connaissance pratique que nous décrit Feynman?


Non, tous ne voient dans cet exemple que l'évidence que l'école ne fait que du «perroquetisme», faire faire de l'apprentissage par coeur de notions que les jeunes ne peuvent appliquer ou utiliser.

Personne ne voit pourtant que tout ce texte tient dans cette petite précision pourtant fondamentale: «Je découvris un phénomène étrange. Je pouvais poser une question et les étudiants y répondaient immédiatement. Mais quand je posais la question une seconde fois — la même question, me semblait-il, et portant sur le même sujet — ils ne pouvaient plus y répondre!» (C'est moi qui mets le gras). Or, ce n'est pas du tout la même question. La seconde question concerne la généralisation d'un principe appris et qui a un statut de compréhension superficielle et inflexible pour les élèves.

Là où tout le monde voit un drame, je vois une étape dans le processus et je vois des jeunes enrichir leur compréhension du monde. Le fait que ces jeunes ont tissé en eux un certain réseau de connaissances par mémorisation de certains principes leur permet de faire la relation entre ces principes et l'expérience. Ils élargissent leur compréhension du monde.

Maintenant, imaginez faire faire l'expérience à des jeunes qui n'ont  aucune intériorisation même sommaire de ces principes. Il n'y aurait rien où «intégrer» cette nouvelle information pratique. L'exercice n'aurait sûrement pas eu plus d'impact qu'une conférence intelligente qui éblouit sur le coup le spectateur et qui, sur le long terme, s'oublie faute d'avoir vraiment une utilisation constante de ces principes dans la vie ou un réseau de connaissance intériorisée où repose cette information pour une utilisation ultérieure ou d'autres associations significatives.

Voilà pour l'essentiel le drame de tous les jours que je constate chez mes élèves du secondaire ici au Québec où une réforme a condamné l'apprentissage par cœur au profit d'une pédagogie de projet et de découverte. Ils n'ont aucune intériorisation, rien en mémoire, parce qu'on passe tout le temps de l'école à «varier» les présentations avec des projets, des trucs, 36 méthodes pour des calculs simples pour justement soi-disant leur faire développer vos fameuses «têtes qui pensent». Et franchement, le résultat est navrant. En fait, on a des jeunes qui attendent tout le temps qu'on leur indique quoi faire et qui apprennent la dépendance à l'adulte dans tout ce qu'ils font ou qui font n'importe quoi et se contentent d'un résultat absolument médiocre. De nos jours, au lieu d'apprendre, ils font ce qu'on leur demande sans aucun désir de s'approprier quoi que ce soit, même si on s'ingénie à leur faire faire des parcours riches d'enseignement. Ils font pour en finir leur exercice sans aucune perspective sur l'avenir. Au moins, quand ils sont devant la nécessité de mémoriser pour un test, ils apprennent la perspective d'un futur pour l'apprentissage. Et dans ce système, seuls les jeunes qui apprennent vite et, ils sont rares, finissent par arriver à des performances d'une certaine valeur.

L'étape de la mémorisation des concepts, des principes, des connaissances est incontournable. C'est probablement pourquoi elle était depuis si longtemps au menu des enseignements traditionnels. Je fais exactement cela en ce moment dans une  classe de français. Avec persistance, j'invite les élèves à mémoriser des connaissances en grammaire. Au bout de quelques mois, il est palpable maintenant que les jeunes commencent à tisser des relations entre ces connaissances et, tranquillement, je peux mener avec eux une certaine analyse de la phrase qui s'éclaire doucement des sens tissés dans un réseau complexe de connaissances de plus en plus intériorisées. C'est bien la première fois de ma vie que je mène ce genre d'analyse sans avoir l'impression profonde d'être en train de jouer au savant devant un groupe de jeunes complètement dépassés. J'ose à peine imaginer où je pourrais aller si mes prédécesseurs avaient mis plus d'insistance à faire mémoriser des concepts, des tableaux de conjugaison, des listes de prépositions ou de conjonctions. Qui enseigne encore le bijou, caillou, chou... ?? Personne! Et en plus, leur capacité de mémorisation, ce muscle atrophié, est nulle, car elle manque d'exercice.

Notre rôle consiste à aider les jeunes à construire du sens de plus en plus profond ou élaboré qui permet la généralisation des connaissances. Comme le souligne, les chercheurs en sciences cognitives, la connaissance est d'abord superficielle, peu flexible. C'est ensuite en offrant des situations permettant de les généraliser qu'on accroit la valeur de la connaissance. Encore faut-il transmettre d'abord la connaissance. Et oui, il faut tendre bien au-delà de ce «perroquetisme».

J'ai appartenu à une école qui faisait beaucoup mémoriser les connaissances et j'ai, dans ma vie, toujours et davantage continué de comprendre ce qu'on m'avait transmis. On semble souvent oublier tous notre point de départ très modeste en ce qui concerne la connaissance des choses. 

samedi 9 mai 2015

De la pensée critique (quelques réflexions)

Un article de Baillargeon du 15 avril, que je lisais un peu plus tôt cet après-midi, et sa suite de commentaires m'ont donné le goût de coucher quelques réflexions. http://voir.ca/chroniques/prise-de-tete/2015/04/15/denialisme-et-pensee-critique/

Je ne suis pas d'accord avec ce «dénialisme» ni vraiment convaincu non plus de la vision apocalyptique à laquelle elle s'oppose. Je constate chaque jour que la nature est encore très vive autour de moi, et je suis assez limité pour me faire une certitude sur la question, car une vie est courte et je ne passe pas mon temps à parcourir le monde pour vérifier cette thèse. Néanmoins, je fais mon recyclage, j'essaie de ne pas trop en ajouter, je comprends que la planète et sa santé nous sont précieuses, qu'il vaudrait mieux prendre des précautions et continuer de le faire. J'ai peu de pouvoir sur le processus humain et je vois mal comment on peut échapper à sa dynamique qui la pousse à grandir, à coloniser. Bon, la vision créationnisme de certains Américains me fait simplement sourire comme chaque fois que les témoins de Jéhovas débarquent sans prévenir sur mon perron. Qu'y puis-je?

Comment arriver à éduquer les gens d'une bonne façon pour qu'ils ne tombent pas dans certains travers de pensée, pour qu'ils ne succombent pas à certaines idéologies qui de l'extérieur paraissent tellement simplistes et erronées ?

Je travaille dans un monde complètement anéanti par la pression d'une idéologie farfelue et sans fondement qui dynamite mes efforts de faire acquérir les connaissances de base qui permettraient à un humain d'être seulement juste habité par quelques idées complexes pour espérer qu'ils puissent contribuer un peu plus que comme un enfant au dialogue des humains sur la vérité des choses. Bref, je crois que l'ambition de cette question est énorme!

 Si je me souviens bien, dans «L'identité» de Kundera, un personnage (ou l'auteur, je ne sais plus trop), en visite dans son pays  d'origine, s'étonnait que les gens aient changé comme d'une chemise d'un système de croyances communiste à celui des capitalistes. On y développait aussi l'idée que le système idéologique est un véhicule que tous empruntent pour canaliser une sorte de mouvement social avec ses idées-forces, ses codes, ses langages, ses interprétations qui permettaient aux membres d'une société de coordonner leurs actions et, à chacun, de trouver sa place au milieu de cet ordre imparfait, mais préférable au chaos. Enfin, pour être juste, je ne sais plus exactement si c'est la réflexion qui s'y trouvait ou les conclusions que j'avais tirées de cette observation du personnage. J'avais trouvé cette idée en tout cas fort pertinente pour décrire les grands mouvements des humains.

Au fond, nos systèmes de croyances permettent de nous associer avec des étrangers, ces autres avec qui il faut bien interagir. Je ne parle pas de l'étranger d'ailleurs, mais de l'étrangeté du voisin que je ne connais pas. On voit plein de gens se fondre dans des idéologies de toute sorte pour y trouver les autres, un sentiment d'appartenance, une ambiance, des opportunités, pour y calmer leurs angoisses existentielles. Houlebecq, récemment, avec sa vision d'une France qui plongerait dans un islamisme sans grands heurts reprend la même idée. Comme il est facile de faire abdiquer les gens quand on menace de les soustraire de ce qui donne à leur vie un certain sens! La menace de l'exil, l'exclusion, la mise à l'écart sont des formes de pression subtiles et pourtant très puissantes. Pour retrouver du sens à leur vie et retrouver l'occasion d'être utile, en faisant souvent la seule chose que l'on sache bien faire, combien sont prêts un jour à tout renier. La chose semble même d'autant plus facile quand la position sociale occupée est élevée. Évidemment, certains ont d'autres possibilités, des milieux et des appartenances,  encore prometteurs pour leur avenir. Mais si l'unilatéralité s'impose, à certains moments de l'histoire, même ceux-là qui supportent l'adversité, que feraient-ils?

On n'a pas à regarder si loin. Il m'apparait qu'on ne peut garder une position longtemps sans un certain nombre d'appuis, donc de concessions à une certaine façon d'envisager le réel qui ne nous semble pas forcément juste. La culture ambiante, de ce point de vue, nous traverse et nous ne pouvons pas, la plupart du temps, l'ignorer. Il faut aussi dans bien des milieux s’accommoder aux gens avec qui on partage l'espace. On doit s'en préoccuper, développer des relations harmonieuses, même si sans le besoin du job ou de la position qu'on occupe,  nous ne fréquenterions pas très certainement ces «étrangers».



Je décris le nécessaire opportunisme humain qui explique assez bien pourquoi il est difficile de faire en sorte que les gens ne se laissent pas «contaminés»par les ambiances qui leur donne un certain équilibre pour occuper la position qui leur donne une certaine raison de vivre et de se lever le matin.

Je ne suis pas forcément relativiste pour autant, je ne crois pas que tous les points de vue se valent et que la réalité ne peut pas trouver une représentation plus objective nous permettant de nous en faire une vue plus «juste».

Alors, la science (et la communauté qui s'en réclame) dans tout cela, certes elle a ses aspirations de trouver une certaine représentation juste des choses. Malheureusement, dans bien des cas, faire de la science demande de grands moyens. La contamination de son point de vue par des intérêts que certaines représentations «justes» prévalent sur d'autres est observable aisément pour quiconque s'approche de la sphère où elle se fait.

J'enseigne et j'avoue que franchement j'enseigne le crédo de la science, «la bonne base», et prends peu de risques de partager avec la jeunesse mes doutes sur de nombreux points de cet enseignement. J'ai compris depuis un moment que les jeunes adolescents sont encore trop immatures pour fonder un point de vue critique mature et que, de toute façon, il est bien difficile de nos jours de pouvoir se vanter de «connaitre» le monde. On peut au mieux partager que la réalité n'est pas aussi simple à connaitre. Les doutes, la perception des incohérences, tout cela traversent la vie d'un homme qui réfléchit à ce qui se passe autour de lui et qui prend parfois conscience que la connaissance est souvent insaisissable avec certitude. On observe que beaucoup de gens partagent des certitudes acquises à l'école et entretenues par divers médias par la suite et qu'ils fondent un grand nombre de leurs décisions sur ces conceptions du monde, notamment quand vient le temps de se laisser traiter par des médecins sans se poser de question, malgré ce qu'on peut aisément savoir de leur biais et de leur traitement.

Et le seul enseignement sur la pensée critique que j'ai reçue, et il ne venait pas de l'école, a été de suivre l'intérêt du porteur d'opinions. Par la suite, j'ai appris de nombreux pièges de langages et d'autres processus qui nous enferment dans des manières de penser souhaités par d'autres et comme beaucoup, j'ai vu les torsions dans des points de vue que je ne comprenais pas, auxquels je ne pouvais adhérer de par mon expérience du monde.

Je n'ai pas de solutions au fait que je suis comme la plupart des humains sans moyens pour faire les vérifications d'une manière scientifique de nombreuses idées que j'ai acquises avec l'âge sur les vérités probables du monde. Je dois me contenter d'une vision probabiliste personnelle que je tais, la plupart du temps, pour ne pas froisser la plupart des gens qui ne se posent pas ce genre de questions ou les autres qui sont conquis à certaines idées.

Bref, dans un monde ouvert comme il l'est maintenant qui ne laisse pas une chance à tous, la plupart des gens vont prioriser la vérité consensuelle qui permet de survivre matériellement et psychologiquement, celle qui permet de faire sa place auprès d'une communauté pour en retirer les bienfaits.

Je reste encore dans l'espérance qu'on puisse élargir la communauté d'un échange sain sur la vérité des choses, mais juste à voir comment il est difficile pour plusieurs de garder leur calme  devant l'évidence que d'autres ne pensent pas comme eux, je reste enclin à penser également que nous ne sommes pas au bout de nos peines.

Pour le moment, je montre à des jeunes de 13-14 ans à simplement comprendre et exprimer les mobiles des personnages pour saisir les dessous du roman qu'ils lisent péniblement parce qu'ils sont déjà convaincus de détester lire et que c'est une activité inutile, qu'on peut facilement éviter. Honnêtement, je suis encore loin d'aborder avec eux le processus de pensée critique, j'ose espérer que par le genre d'attention que je leur impose un peu, ils découvriront un moment donné que la réalité et sa complexité sont fascinantes et infinies. Le pas suivant, apprendre à observer la perspective des autres et à juger de sa valeur, de son exactitude, ne sera pas grand à franchir par la suite, même s'ils peuvent mettre des années à le faire.

Je ne me fais pas d'illusions, ma contribution reste modeste!