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samedi 28 novembre 2015

Protéger la passion

Bon, je suis toujours content d'être enseignant. J'aime toujours ce métier. Après quelques semaines de déséquilibre, avec le sommeil parfois perturbé, au sortir de cette fin d'étape, je commence à reprendre du poil de la bête. Évidemment, l'humeur s'améliore avec le sommeil qui devient meilleur.

Évidemment, il y a longtemps que j'ai dû m'habituer à la perception des gens au sujet de notre métier. Un prof qui arrive en classe préparé pour son cours et qui l'anime avec une certaine adresse donne l'impression que ça va tout seul. On ne se doute pas du temps qu'il faut mettre pour arriver prêt à tous les cours.

Quand on reproche à celui-là de reprendre sa préparation, année après année, on ne sait pas ce que c'est d'arriver prêt avec du nouveau matériel ou une nouvelle activité. J'en sais quelque chose, je dois planifier et préparer tous les cours que je donne parce qu'on ne redonne jamais deux fois le même cours. L'école, ici, est trop petite. Faites vos calculs, un cours d'une heure prend souvent jusqu'à une heure de préparation. Si je reprends celui de l'an dernier un peu moins, si c'est du complètement nouveau, parfois plus. Ici, on fait nos photocopies nous-mêmes. On surveille plus souvent qu'ailleurs des corridors. Je donne bien plus de disponibilité de récupération que ce que prévoit mon horaire officiel, parce que le français est une difficulté pour beaucoup de nos jeunes. Je me suis souvent retrouvé avec mes 3 niveaux de français avec 1 ou 2 productions écrites, une compréhension de texte ou des tests de cycle à corriger sur 2 niveaux au moins. Hier, je pouvais rentrer chez moi et j'ai travaillé tout l'après-midi à finir mes plans de cycle, à sélectionner les activités et les préparer pour aller faire mes impressions à l'école vers 5h. J'ai deux tests de cycle à corriger qui m'attendent. J'ai mon 5e secondaire à préciser encore pour la semaine qui vient. Une fin de semaine plutôt cool en fait, car j'ai pris de l'avance sur mes préparations. J'ai toujours comme ça, 2 ou 3 items de correction par weekend au moins, en plus des 17 heures de cours de la semaine qui vient à préparer si la semaine a été lourde et que j'ai eu peu d'énergie pour penser à ce qui vient. Je suis chanceux en ce moment, je roule au ralenti un de mes cours, car la majorité des jeunes  de ce groupe font un voyage... Il est rare que tout soit prêt, je finis de régler les détails de la fin de la semaine à venir habituellement le mercredi. Là, je commence à regarder un peu ma semaine suivante.

Bon, en plus de ça, on fait de l'administratif, moi je m'occupe des pépins informatiques, d'autres font des activités parascolaires. J’en fais même parfois, car les jeunes aiment me challenger au ping-pong. Je suis tuteur, je surveille certaines semaines au local de retenue. Les plans d'intervention, les programmes avec horaire gelé où on nous en ajoute pour contrer l'intimidation par exemple. Ici, on a encore des projets-écoles. La liste des tâches est souvent sans fin. On gère des priorités tout le temps. 

Après, enseigner n'est pas juste une préparation et un discours à prononcer. Non, il faut arriver avec de l'intention, celle de faire apprendre, de faire travailler. Bref, je ne dis pas que je suis 17 heures par semaine toujours en train de pousser sur mes ados pour qu'ils se les bougent entre les deux oreilles, mais disons que je dois donner à cette dimension pas mal d'énergie. Une chance que, pendant un test, ou une composition en classe, on peut relâcher un peu. Mais encore, il faut toujours garder un oeil à ses élèves tout le temps, peu importe ce qu'on fait. La gestion de classe, c'est l'art de ne pas laisser un groupe arriver au point de rupture où l'attention se perd et que la leçon est compromise. Et l'art de récupérer une situation désorganisée, cela arrive, on ne gère pas tout. On a des techniques, des fonctionnements pour arriver à cela qu'il a fallu transmettre aux jeunes avec détermination. Souvent, il faut être perspicace, stratégique. On doit aider les jeunes à retenir l'essentiel. On s'ingénie à interagir utilement, à questionner, motiver, à rappeler les stratégies, à faire prendre des dictionnaires. Ce sont encore de grands enfants les ados de la classe ordinaire avec les inclus en difficulté en plus.

Si le prof a l'air de faire tout cela facilement, c'est qu'il a travaillé, a mis beaucoup de temps à réfléchir et corriger bien des errances et donc pris du métier.

Il y a des satisfactions à jouer ce surhomme pédagogique à la performance pas toujours égale, car on y développe des liens avec les jeunes, on constate nos petits effets. L'incompréhension de l'autre est un défi stimulant à relever. Forger la représentation est aussi un grand enjeu dont personne ne s'est préoccupé depuis cette fameuse réforme d'ahuris. Dans le détail, ce métier est une recherche des leviers payants de la transmission de la connaissance, une recherche de solutions à ce qui la freine. Mon tempérament curieux et chercheur qui aime tester y trouve de quoi prendre son pied. Voilà pourquoi je donne de la récupération bien plus que je ne serais censé le faire: c'est là dans l'interaction développée avec le jeune qui a des difficultés que je comprends les erreurs de ma stratégie de groupe et trouve les façons de la bonifier. Ici, avec cette politique de la récupération obligatoire que le prof peut décréter, s'il en sent le besoin pour le jeune, je peux en plus  vraiment intervenir avec les jeunes en difficulté qui n'ont pas de portes faciles pour fuir leurs problèmes. Évidemment, ces 2-3 heures par semaine m'en enlèvent pour les autres tâches à faire... mais elles sont payantes pour l'efficacité de mon enseignement.

Évidemment, la motivation à faire tous ces efforts  fluctue dans une année scolaire. Il faut, dans mon cas, beaucoup de discipline pour exercer le métier d'enseignant de français au secondaire. Je ne mets pas beaucoup d'énergie dans des projets personnels pendant que j'exerce, le travail devient mon truc: je  deviendrais facilement malheureux si j'espérais avoir beaucoup de temps pour d'autres passions. Les vacances, pour un prof comme moi, ce n'est pas un luxe, mais une nécessaire période de ressourcement. Et quand j'observe mon parcours, j'ai souvent changé d’emploi comme si j'avais besoin de quelques mois de plus, par moment, pour récupérer mon équilibre une fois par 4-5 ans. Je n'ai toujours pas de permanence pour planifier une sabbatique, mais je comprends très bien ce besoin.

En ce moment, on lâche un peu après les 2-3 mois de début d'année à faire des heures de fous. C'est comme un réflexe de survie: on continue, mais en se mettant moins de pression. Si on a bien commencé l'année, les jeunes continuent tout de même de travailler et comme on dit, ça roule. On tient jusqu'aux vacances, où l'on espère retrouver un peu de jus pour les pousser encore après les fêtes, quand on devrait tous hiberner, comme c'est dans notre mandat de le faire.

Bref, j'en fais des heures, je ne les compte plus depuis longtemps. Si on veut se comparer aux autres qui font du 9 à 5 avec des salaires comparables, il faut ne regarder que le côté stimulant de notre travail. On s'abstient de regarder le reste parce qu'on va déprimer en calculant vraiment combien nous faisons de l'heure! Ce qui me motive est toujours cette espèce d'espoir de partager la connaissance, la culture, de faire apprendre, de faire se développer des jeunes dans cette espèce d'interaction qui tient de l'art. Il faut un brin d'idéalisme pour faire ce métier.

Évidemment, quand on voit que le gouvernement n'est même pas capable d'allonger le faible 1%/an qu'il nous a consenti dans les dernières années, qui ne maintient même pas notre niveau de vie, y a de quoi un peu déprimer. Voilà pourquoi je ne regarde pas trop du côté de cette négo-go, on se demande ce qu'il y a à discuter d'ailleurs une fois les arguments de chacun déballés. Ils «s'intensifieraient», dit-on dans les médias. Ils nous prennent tous pour des valises.

Je ne regarde pas trop, c'est stratégique, l'essentiel n'est pas là...

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