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lundi 24 mars 2008

La fichue liberté pédagogique ou l'univers de Kafka (D'un Joseph K. parmi tant d'autres)

J'aime bien être libre, comme tout le monde. Mais c'est un leurre.

En fait, on vit dans un monde de règles, certaines évidentes, d'autres un peu moins.

Bref, on entend parler de liberté pédagogique. Un enseignant a le choix de choisir sa méthode d'enseignement pour passer tel ou tel objectif de matière. Bon, évidemment le système n'a pas trop le choix de nous laisser un peu libre. Comme on dit dans le métier, un coup la porte fermée...

Nos syndicats en font un cheval de bataille. On le comprend!

N'empêche qu'en ces temps d'idéologie socio-constructive, rien de telle que la précarité d'emploi pour ressentir combien l'école subtilement vient infléchir nos choix pédagogiques: surveillance des photocopies, inciter les gens à travailler en équipe pour mieux se surveiller entre eux, les manuels sont aussi très tendance, les bulletins avec des compétences, les portes-folios de lecture, tout cela, c'est du contrôle pédagogique, de la bureaucratie. L'univers de Kafka qui entre par la grande porte!

Depuis que je suis revenu à l'enseignement, j'ai bien senti que de s'appuyer sur son indépendance pédagogique n'est pas simple. Quand j'ai rejeté du revers de la main un outil tendu d'une prof qui veut me faire travailler les diagrammes d'analyse en arbre en nouvelle grammaire, j'étais à un doigt de l'incident diplomatique. Quand j'ai donné mes feuilles d'exercices d'analyse logique à des collègues et qu'on s'est empressé de me dire que le mot proposition et le mot principale avait été proscrit par le programme de 95, la discussion qui s'en est ensuivi commençait à devenir émotive parce que j'ai poussé un peu mes collègues à m'expliquer en quoi la phrase syntaxique enchâssante, traduit "en bout de phrase" (le bout de la marde!) pour les élèves avait apporté mieux que le terme clair proposition principale. En quoi le couple phrase matrice/ phrase syntaxique améliore le couple phrase/proposition? Je n'aurais peut-être pas dû conclure que la nouvelle grammaire n'était qu'une mode et que, dans quelques années, on n'en entendrait plus beaucoup parler! Mes religieuses n'ont pas aimé! Enfin, en France, on la flushe en ce moment, toute la francophonie va suivre, question de temps, patience mon frère!

De fait, tous ces gens me surveillent et rapportent quand la directrice le demande ce qu'il pense de moi comme enseignant. Normal, je suis un précaire. Un nouveau. Un suspect.

En fait, une école, c'est toute une petite hiérarchie qu'il ne faut pas trop déranger dans ses petites habitudes. Être indépendant d'esprit ou trop s'impliquer dans un débat, n'est pas trop bien vu dans aucune organisation d'ailleurs. D'Ailleurs, quand on entre quelque part, et qu'on a quelque habileté à influencer les autres, on assiste à une valse fabuleuse: un après l'autre, les camps de l'école viennent flairer, amadouer, vous expliquer leur vision des clans dans l'école... Bon, je me suis éloigné de ce genre de discussions rapidement, me contentant de vivre mes échanges sans trop me compromettre.

Évidemment, la hiérarchie quand elle est là pour la position, ce qui est souvent le cas (de nombreux profs fatigués d'être sur le plancher vont même aller se taper des cours d'administration pour cela), a tendance à épouser le discours du pouvoir. Elle vous écoute, mais on sent qu'au fond on est une menace dès qu'on soulève un regard critique sur l'institution. Vu que les précaires n'ont pas de protection, il est commode d'en lyncher un pour se prouver qu'on a du pouvoir. Cela m'est arrivé une fois après m'être fendu en quatre pour accommoder un directeur, il m'a lynché en fin d'année parce qu'on lui a rapporté des propos que j'avais tenus en assemblée syndicale et qui soulevait la question que des adjoints avaient fait pression pour que je donne de bonnes moyennes aux élèves que j'avais lors d'un remplacement. Bref, j'essaie de me faire petit la plupart du temps et de bien sourire à tout le monde!

Bon, j'ai compris aussi qu'un directeur souhaite une chose dans la vie, c'est d'être le moins souvent possible dérangé. Or, quand on ose prendre des voies pédagogiques peu à la mode, il arrive qu'un jeune ou des jeunes déforment ce qu'on a dit et que plusieurs parents appellent le lendemain, par exemple, lors de la remise des résultats peu reluisant, pour cause de je-m'en-foutisme, d'un contrôle. Je n'y peux franchement rien.

Il y a parfois des conflits nécessaires. Vu que j'ai pris l'habitude de ne plus discuter pour rien. Des fois, ça pète, mais globalement, ça va mieux depuis ce petit changement.

Bon, je ne m'empêche pas de dormir avec cela. J'ai aussi démontré bien des talents depuis mon retour. Un des directeurs est bien content de voir que je prends en main ce groupe difficile de sec.1 qui a fait suer depuis le début de l'année tout le monde. Quand je lui parle de mon approche que j'adapte aux jeunes, plutôt que de m'entêter à faire le programme comme les autres profs, il est capable de vivre avec cela.

Bref, la liberté pédagogique reste quelque chose de fragile. On peut vous lyncher pour un détail même si vous êtes parfait dans tout le reste. Et fatalement, on ne peut être parfait. ET même si on l'était, y a toujours un toto qui peut partir une rumeur et le délire peut devenir une réalité...

L'école est politique.

Même un permanent peut être franchement malmené par une direction qui le prend en grippe.

Bref, je trouve que la liberté pédagogique dans un contexte de socio-constructivisme n'est pas suffisante. Quand je suis devenu prof, j'ai très bien compris que j'avais un style directif assez naturel, moi laisser niaiser des jeunes, ça ne me le fait pas... Quand on érige en système, le lynchage du style directif, j'ai l'impression qu'on s'attaque un peu à moi donc. Et ce n'est pas la liberté pédagogique qu'on atteint en moi, mais ma personnalité d'enseignant.

Le pire, c'est que la plupart des profs sérieux ont un style directif de fait, mais tout le discours fait qu'il ne faut pas le dire trop fort, on a le droit au ton du conspirateur entre profs de confiance.

En même temps, si on a trop de difficulté en classe, on nous ramène le discours de la gestion de classe, sous-entendu le style directif dont il ne faut pas parler.

Enfin, quand on vit avec un programme idéaliste avec des objectifs pompeux à passer qui ne conviennent absolument pas au 2/3 de la population en face de soi, on peut bien être libre pédagogiquement, il y a un décalage entre le discours et la réalité qui nous place encore dans une zone franchement inconfortable où prendre des libertés, pour s'adapter aux jeunes et leur faire un cours adapté à leur niveau réel, peut être suant.

Bon, des fois, je pense que je suis plus réformiste que les réformistes. S'adapter aux jeunes, à l'élève pour entrer dans la zone où la relation permet de pousser le jeune plus loin, ça a été ma première école de prof. 3 ans avec les élèves en difficultés d'apprentissage à viser quand même les programmes ministériels, ça forme à un certain regard sur l'enseignement. Je ne vois pas malheureusement chez mes collègues beaucoup cette capacité. Elles essaient de copier le manuel réforme et d'inventer des activités ou projets réforme, la plupart du temps déconnectés, compliqués pour rien et aussi inutiles.

S'adapter à un groupe faible demande exactement le contraire: une structure plus ferme, un matériel simplifié, un dynamique disciplinée et directive, des tâches bien découpées, varier la présentation de l'activité qu'on refera plusieurs fois. Bref, on est à milles lieux des cercles de lecture avec des périodes de discussions entre jeunes, on est à des années-lumières d'activités de lecture qui peuvent s'échelonner sur 5 cours, on essaye d'éviter des activités d'écriture trop longues et improductives. Luc Germain, dans Le grand mensonge de l'éducation, qui a aussi travaillé en adaptation scolaire, soutient la même chose: le projet pour une jeune en difficulté, c'est de la fumisterie!

Bref, je suis entouré d'une équipe qui ne se rend pas vraiment compte d'être dans le champ avec leur attitude réforme, elles n'ont malheureusement pas d'autres modèles. Elles constatent les échecs, vont diluer la sauce pour encore l'année suivante constater que les jeunes se plantent toujours. Elles continuent de faire faire les mêmes activités d'apprentissage sans consistance, année après année, elles n'ont rien d'autres à essayer et, en plus, on les a endoctrinées: bah, ils ne réussissent pas, mais quand ils seront prêts, ils vont faire les apprentissages. Beau raisonnement... Voilà comment on fabrique l'incompétence!

Pire, il n'y a même plus de vieux manuels vers lesquels on pourrait se tourner pour voir. Des profs les ont jeté! J'ai réussi à mettre la main sur quelques rares rescapés pour m'aider, mais je dois faire bien souvent du matériel parce qu'il n'y a pas grand chose d'adapté. Tout est soufflé dans le moule nouvelle grammaire et le moule réforme, on n'en sort pas.

Voilà la liberté pédagogique toute relative que nous avons dans le credo socio-constructif.

À quand le credo de l'enseignement efficace! Je pense de plus en plus qu'il faut combattre l'idéologie par l'idéologie. Enseignement efficace, certain utilise cet emballage, faudrait travailler cela... Être contre-réformiste n'est pas très productif, il faut présenter une valeur nouvelle. Retour à droite en enseignement, on en a besoin juste pour remettre les pendules à l'heure et vivre moins de décalage entre l'idéal et la réalité...

2 commentaires:

France10 a dit…

J'ai découvert votre site dernièrement et je suis devenue une adepte. Ceci étant, je suis très curieuse de savoir ce que vous avez fait de votre proposition principale. L'avez-vous lassée tomber? Qu'en est-il de la proposition "indépendante"? A-t-on réussi à vous convertir aux phrases "matrices"? A-t-on réussi à vous convertir à l'enseignement des groupes de mots, aux "arborescences"? J'adore vous lire. Je me bidonne, me rassure et me console puisqu'on me présente les mêmes stupidités dans mon milieu et qu'on tente de me convaincre de la supériorité de la nouvelle grammaire, sinon de me culpabiliser puisque je suis, selon les dires, passéiste, rétrograde, voire même "encyclopédiste". N'empêche, je fais toujourd de l'analyse syntaxique comme mon bon vieux prof le faisait à l'époque où j'étais moi-même sur les bancs d'école. J'enseigne la nature (pardon) la classe des mots et leur fonction. Par contre, je m'ennuie terriblement des compléments circonstanciels. À ce propos, j'aimerais bien savoir quel grand consensus québécois a permis l'entrée de la grammaire nouvelle dans nos écoles. Le savez-vous? Vous seriez bien gentil de nous en informer.

Jonathan Livingston a dit…

Bonjour France10,

Disons que plutôt que de vivre contre mes valeurs, je prends des tâches qui sortent de mon champ d'expertise premier. Je n'ai jamais eu de tâche permanente ni annuelle en enseignement du français régulier. J'ai fait de nombreux remplacements. Bref, dans ces situations, on suit le courant. Bref, je joue le jeu, je connais de mieux en mieux la nouvelle grammaire, mais je suis toujours convaincu de son manque de consistance. Mais sans la durée dans une tâche, il est impossible d'infléchir un méthodologie propre qui vaille. On ne fait que passer...

En ce moment, j'enseigne aux adultes surtout des notions de français et de mathématiques niveau primaire et collégial (pour vous, ici c'est différent, on dirait début du secondaire). Le matériel, méthode modulaire par cahiers travaillés individuellement, date un peu et est assez mixte au niveau des conceptions grammaticales enseignées. C'est globalement pas très bien fait. On y respecte pas beaucoup la réactivation des préalables avant des exercices.

J'accompagne essentiellement plus que je n'enseigne et dans mon accompagnement, j'enseigne en individuel ce qui permet d'avancer dans la méthode. J'ai beaucoup de liberté pédagogique et aucun contrôle des fanatiques de la nouvelle grammaire dans les pattes!

Il n'y a pas eu un consensus, mais un décret un peu mystérieux en 1995. Cela s'est passé l'année de la stimulation des retraites massives de la génération précédente en enseignement. Les jeunes et ceux qui sont restés ont reçu des formations qui ne donnaient pas lieu à des discussions selon certains témoignages que j'ai eus. J'enseignais dans une école privée à l'époque pour élèves en difficulté d'apprentissage, je n'ai pas suivi le dossier. La grammaire nouvelle a été présentée comme plus logique et efficace que la grammaire traditionnelle. Comme la réforme de 2000 ici, il n'y a pas eu de grands arguments fondés dans des études pour soutenir les beaux raisonnements vendeurs des gens du Ministère. Les réformes sont ici à mon sens essentiellement imposées par le haut.

De 1998 à 2001, j'étais en congé de maladie. C'est en 2001 que j'ai fait vraiment connaissance dans le détail avec cette révolution. J'ai vu des manuels approuvés par le ministère présenter des exercices que je peinais moi-même à comprendre dans certains manuels de l'époque. Les jeunes devant moi étaient des incultes complets de la grammaire. Ils étaient 9e années de scolarité dans le système (sec. 3).

Cette réforme (les deux en fait: grammaire et réforme pédagogique)est à mon sens une catastrophe, mais bon ici la contestation est moins dans les gènes des gens qu'en France!

En français, je n'ai pas vu de contestation organisée contre cette nouvelle grammaire. Sur le terrain, j'ai constaté qu'elle n'est pas vraiment enseigné ou avec très peu de sérieux. 25% des profs de français au Québec en ce moment n'ont pas de diplômes spécifiques pour l'enseigner. Dans ma carrière, j'ai rencontré une enseignante de français qui semblait maîtriser cette nouvelle grammaire: elle a mis 11 ans à le faire, avec des élèves d'école privée plutôt privilégiés, m'a-t-elle avoué!

Voilà mon humble perception de ce qui s'est passé.